Pour comprendre la défaite, il faut en avoir goûté l’amertume. Il faut avoir vu ses amis s’effondrer, avoir entendu l’ennemi triompher puis vous tourner le dos, tranquille dans la certitude que vous ne pouviez plus lui nuire.
Bien sûr, l’ennemi peut se tromper.
Je tremblais dans les bras de l’inspecteur, et je ne pouvais pas accuser le froid. Moore était un homme solide, et sa présence m’enveloppait d’une douce chaleur. Mais nous avions perdu.
Organiser un exorcisme de masse déguisé en concert semblait une bonne idée, quelques heures plus tôt. La musique agit sur les démons, et combinée à la ferveur d’un public enthousiaste, c’était un bon ersatz de rituel.
Trop bon.
Il avait suffi de remplacer la musique d’exorcisme par une mélodie d’invocation pour que notre plan se retourne contre nous. Et pas qu’un peu.
Au lieu d’avoir un démon sur les bras, nous en avions désormais dix. Dix démons, qui s’étaient incarnés en même temps, juste sous mon nez.
Le soleil s’était couché depuis deux heures sur Lake Louis, et la fraicheur de la nuit avait chassé la douceur printanière. De lourds nuages s’amassaient au-dessus de la ville, et ne laissaient que peu de place au doute sur ce qui nous attendait. Le ciel vibrait d’électricité, et le vent se levait. L’orage serait bientôt sur nous.
La ville n’était pas grande, mais son campus faisait sa fierté. Des bâtiments de brique, de belles allées ombragées par des arbres vénérables, et des pelouses méticuleusement entretenues s’étendaient de part et d’autre d’un petit cours d’eau, le Bayou Serpent. Une de ces pelouses avait été sacrifiée à l’érection d’une scène de concert. Piétiné pendant 24 heures par des ouvriers, puis par des centaines d’étudiants venus assister au spectacle, le gazon avait définitivement perdu la partie quand cette même foule avait cédé à la panique et fuit la zone dans le désordre le plus total.
Nul ne pouvait leur en vouloir.
Dix démons, par Li Bon Dieu.
La main de Moore reposait au creux de ma taille. Par moment, des spasmes nerveux agitaient ses doigts. Je coulai un regard vers son visage : son expression était neutre, mais son regard, perdu au loin, semblait hanté.
Ce soir, l’inspecteur avait livré deux batailles. L’une, physique, s’était jouée à coups de poings. Elle lui avait laissé quelques ecchymoses et une lèvre ouverte. L’autre combat s’était déroulé dans son âme et son esprit. Un démon avait tenté de le posséder. Mais Moore avait déjà donné, déjà passé quatre jours entiers avec une entité malfaisantes aux commandes de son corps. Cette fois il avait résisté, le temps pour moi d’intervenir. Quelles séquelles ce combat intérieur lui avait-il laissées ? Je n’en avais aucune idée.
Une sirène de police retentit au loin, et je tentai de remuer.
J’étais trop fatiguée.
Autour de moi, dans les coulisses silencieuses, mes compagnons d’infortune n’étaient pas en meilleur état que moi. Olivia, la photographe aux cheveux rouges, tenait un mouchoir ensanglanté pressé sur son nez. Elle n’avait pas lâché son appareil, mais elle s’était laissé tomber à terre et se balançait d’avant en arrière, sous le coup de la douleur, de la peur ou du stress. Allongé là où il s’était effondré quand Juju l’avait assommé, David geignait doucement. En retrait, le sorcier considérait le garçon d’un air pensif.
Les sirènes approchaient, et il fallait que je m’éclipse au plus vite. J’avais une légion de démons à exorciser, et pas le temps de répondre aux questions des policiers.
— Il faut que je bouge, murmurai-je.
— Oui, répondit Moore sur le même ton.
Mais il ne retira pas son bras de ma taille, et je ne fis aucun effort pour éloigner ma joue de sa poitrine. Il faisait bon, dans l’étreinte de l’inspecteur, et j’étais bien. Façon de parler.
Mon bras gauche pulsait d’une douleur écœurante, qui rayonnait depuis l’endroit où une balle m’avait traversé le biceps. La fatigue me faisait tourner la tête — pratiquer deux exorcismes à la suite est exigeant, apparemment. Le découragement m’assommait, et la peur me retournait l’estomac. Parmi les malheureuses victimes possédées par les démons, il y avait Céleste et Amano. Ils avaient disparu avec les autres. Il fallait que je les retrouve. Il fallait que je les sauve. Mais pour ça, il fallait que je me remette sur pied.
Juju approcha en silence, le visage sombre et ensanglanté. Il avait rengainé son katana, mais avec sa haute stature, ses larges épaules et sa crinière de tresses, il semblait trop menaçant pour n’être qu’un simple DJ. Ce soir, il était avant tout un chasseur de démons. Il s’accroupit près de moi avec la grâce d’un grand fauve, et ses yeux luisaient comme ceux d’un prédateur :
— Ils sont partis vers la fac de science. J’y vais. Vous m’accompagnez, ou vous préférez profiter du romantisme de l’instant ?
La sonnerie de son téléphone m’empêcha de répondre.
Juju considéra son portable comme s’il allait le mordre.
— Beth, fit-il dans un soupir résigné.
Il se redressa et fit quelques pas avant de décrocher.
Ses épaules se contractèrent, et sa main se referma sur le lobe de son oreille, pour jouer avec l’un de ses nombreux bijoux d’argent. Avec son sourire ravageur, sa double aura de vedette de la musique électro et de sorcier Hoodoo, il était difficile de l’imaginer en petit garçon pris la main dans le pot de confiture. C’est pourtant ce que sa posture et ses gestes me communiquaient. Juju avait fait une bêtise, et il était sommé de s’en expliquer.
— Elle est en route, annonça-t-il après avoir raccroché. Je lui ai tout expliqué.
— Qui est cette Beth ? demanda Moore.
— Ma supérieure chez les gardiens.
— Ton groupe de chasseurs de démons ? Ils sont déjà au courant ?
— J’ai prévenu Beth de la présence de démons éthérés plus tôt dans la journée. Je ne lui ai pas dit ce que j’allais tenter.
— Pourquoi pas ?
— Si je lui avais dit que je comptais tenter un exorcisme musical, elle me l’aurait interdit. Beth a foi dans la ligne du Conseil : un seul type d’exorcisme est considéré fiable, et il implique la mort de l’hôte.
— Mais par définition, les démons éthérés sont… immatériels, dis-je. Des bancs de brouillard. Ils n’ont pas encore pénétré un hôte. Qu’est-ce que le Conseil préconise dans ce cas ?
Juju détourna le regard en guise de réponse.
— Tu veux dire que vous… attendez que le démon possède quelqu’un pour pouvoir le trucider ?
— À notre décharge, il est vraiment rare de découvrir un démon avant qu’il ne s’incarne. Dans cet état, ils ne peuvent qu’influencer le comportement des gens. C’est une règle très théorique.
— Mais c’est la règle, repris-je, balbutiant de colère. Vous attendez que le démon possède un pauvre bougre, et vous l’exécutez…
— C’est bien pour ça que j’ai tenté cet exorcisme ! s’écria le sorcier. Parce que je savais ce que Beth allait m’ordonner de faire. Ce qu’elle va faire, dès qu’elle sera là.
— Combien de temps il lui faut pour nous rejoindre ? dis-je.
— Quinze minutes, fit Juju, un peu plus si c’est la pagaille à l’entrée du campus.
— Je peux essayer de la retenir, dit Moore d’un air pensif.
Juju secoua la tête :
— Ça m’étonnerait. Elle ne vient pas seule. Elle a tout un commando d’intervention avec elle. Et j’ai reçu l’ordre de les rejoindre, dès que j’aurai trouvé où sont partis les démons.
— Et ensuite ? demandai-je dans un souffle.
— Ensuite on passe à l’attaque. Dans moins d’une heure, si tout se passe bien.
Un commando de tueurs de démons allait se jeter, sabre au clair, sur mes amis et leurs compagnons d’infortune. Dans une heure.
— Non ! m’écriai-je.
— Je suis désolée, dit Juju. Ça ne dépend plus de moi. David a dit que les démons se dirigeaient vers les labos, et c’est là-bas que Beth m’a donné rendez-vous.
— Tu dois la retarder ! Laisse-moi un peu de temps pour agir.
— Prudence, sois raisonnable. À toi seule, tu ne pourras jamais éliminer ces démons avant qu’ils ne massacrent des innocents.
— Des innocents comme les pauvres personnes qu’ils possèdent et que tes copains les gardiens tueront si nous les laissons faire !
Juju secoua doucement la tête.
— Tu sais que j’ai tout fait pour éviter ça. Ce concert, c’était notre meilleure chance de chasser les démons avant qu’ils ne s’incarnent. Mais maintenant qu’ils ont pris pied dans la réalité, maintenant qu’ils possèdent des humains, il n’y a qu’un moyen d’en venir à bout.
— C’est faux, et tu le sais. J’ai libéré l’inspecteur et David des démons qui les possédaient.
— Nous en avons déjà parlé. Tu as réussi deux exorcismes, chacun à plusieurs jours d’intervalle. Et tu as failli en mourir la première fois.
— Mais pas cette fois-ci. Et j’ai même empêché un troisième démon de s’imposer à l’inspecteur ce soir. Je peux sauver les autres. J’en suis capable.
— Tu as besoin d’énergie, souffla le serpent.
Je l’ignorai.
— Tu es assise, dit Juju, et l’inspecteur doit te soutenir pour que tu ne t’étales pas de tout ton long.
— Il a raison, renchérit le serpent.
— Tais-toi, répondis-je en silence.
— Tu es vidée, ajouta Juju.
— Écoute le sssorcier, susurra le serpent.
— La ferme ! répondis-je.
— Laisse-faire les pros, conclu Juju.
— Prends son énergie, ordonna le serpent. Prend celle de l’inspecteur aussi, et allons retrouver les ombres. Je peux sentir leur présence…
Je réprimai à grand-peine mon envie de hurler, fermai les yeux pour me concentrer, décidai d’ignorer l’esprit et de négocier avec le sorcier :
— Juju, parmi ces victimes que tu as décidé d’assassiner, il y a mes amis : Céleste et Amano… Si tu crois que je vais te laisser…
— Mon amie, dit-il d’une voix triste, tu n’es pas en état de m’empêcher de faire quoi que ce soit.
Le serpent glissa lentement hors de mon corps, et approcha du sorcier. Je pouvais sentir, presque voir l’avancée prudente de l’esprit, comme une couleuvre sur le point de gober un rat. Mais dès que le museau du serpent entra en contact avec l’aura du sorcier, une décharge rejeta l’esprit en arrière. Je poussai un cri de surprise alors que le serpent se réfugiait dans mon corps.
— Et ton serpent ne peut rien non plus, dit Juju avec un sourire en coin.
Il passa la main dans son col et en sortit un petit sachet suspendu à un lien de cuir :
— J’ai pris mes précautions, expliqua le sorcier. Ni toi ni lui n’êtes en mesure de m’arrêter.
— Mais moi, si, intervint Moore.
— Mec, je ne veux pas te vexer, mais tu n’as pas l’air au mieux de ta forme.
— Je n’en ai pas besoin pour expliquer à mon commissaire qu’un DJ psychotique a décidé de se venger des personnes qui ont gâché son spectacle.
Juju se passa la main sur le visage, étalant le sang qui s’écoulait de son front ouvert en un maquillage sinistre. Il poussa un long soupir :
— Si vous m’empêchez d’agir, vous serez responsables de ce que les démons vont faire, du chaos qu’ils vont répandre.
— Cette fois ils ne veulent pas répandre le chaos, répliquai-je. Ils veulent juste rentrer chez eux. On ne peut tout de même pas leur en vouloir !
— Il ne s’agit pas de leur en vouloir. Il ne s’agit même pas de les juger. Ce sont des démons. Ils possèdent des humains. Il est de mon devoir de gardien de les éliminer.
— Ça n’a aucun sens ! Si tu fais ça, c’est toi qui seras responsable de la mort de leurs hôtes. Alors que si on les laisse rentrer chez eux…
— Oui, ce fameux univers parallèle auquel ils ont été arrachés contre leur volonté, et vers lequel ils essayent de retourner depuis des millénaires… Tout ça se sont des histoires. Ne jamais croire ce que raconte un démon. C’est un principe de base.
— Et ce que pense un démon ? intervint Moore. Pendant que Shaah était dans ma tête, j’étais conscient. J’entendais ses pensées, je ressentais ses émotions. Cette histoire de réalité parallèle, c’est vrai. Je pouvais sentir son désir d’y retourner.
— Son désir de faire exploser cette réalité-ci, tu le ressentais aussi ? railla Juju.
Le visage de Moore s’assombrit.
— Je ne cherche pas à excuser ses actions. J’étais aux premières loges, ne l’oublie pas.
Juju secoua la tête et se redressa.
— Je n’ai pas le temps de philosopher avec vous. Je vais faire ce que me dicte ma conscience. Vous n’aurez qu’à écouter la vôtre.
Il tourna les talons et disparut dans la nuit.
Merde. Il fallait que je retrouve ces démons avant que Beth et Juju ne se lancent dans un carnage.