Céleste avait garé sa Coccinelle un peu à l’écart de l’église. Alors que je considérais le bâtiment de bois blanc étincelant sous le soleil de mars, l’orchestre de jazz se mit en ordre de part et d’autre des marches, et une petite foule s’écoula lentement sur la pelouse. Céleste ferma la voiture à clé et prit mon bras sous le sien.
— Prête ?
Je hochai la tête.
Les premières notes de musique s’élevèrent. Sur le seuil de l’église, une femme brandit une ombrelle et commença à danser sur un rythme lent. Plusieurs personnes émergèrent à sa suite. De loin, il me sembla en reconnaître deux.
— Ce sont les serveuses du Belledeaux ?
— Oui, fit Céleste. Elles ont un air de famille avec Jazzmine, non ?
Je haussai les épaules. J’en savais trop peu sur mon amie Jazzmine.
Ma main trouva le bijou qui pendait à mon cou. La médaille de baptême de Maddie, pendue à la chaine en or de Jazzmine. Les deux femmes étaient mortes, toutes deux par la faute du démon Shaah. Je n’avais su aider ni l’une ni l’autre.
— Ça va aller ? demanda Céleste.
Elle resserra doucement son bras sur le mien, et je lui souris. Je n’avais pas perdu toutes mes amies.
L’orchestre se mit en marche, la procession à sa suite. Je reconnus une tête qui dominait toutes les autres : « Petit », l’immense cuistot du Belledeaux, était venu rendre hommage à sa patronne. Il n’était pas le seul.
— Ce sont les membres de sa krewe ? demanda Céleste alors que plusieurs dizaines de danseurs habillés de noirs sortaient à leur tour de l’église. De là où j’étais, je devinais leurs auras mêlées — violettes, mauve et bleu pâle. Des couleurs de tristesse. Certains swinguaient malgré leurs béquilles ou leurs bras en écharpe. Je revis les silhouettes paniquées des danseurs du Mardi gras qui sautaient au bas des chars pour échapper aux balles et chutaient lourdement, se bousculaient…
L’orchestre s’arrêta à quelques dizaines de mètres de l’église. La procession se mit en ordre et tout le monde se retourna vers les portes de l’édifice. Le cercueil de Jazzmine apparut, soutenu par une demi-douzaine de porteurs.
La foule se resserra pour l’accueillir, puis s’ouvrit comme la mer devant Moise pour laisser passer les porteurs. L’orchestre se remit en marche.
Céleste et moi suivîmes la procession de loin. Je ne connaissais pas assez Jazzmine pour oser me mêler à ses proches, mais je l’aimais trop pour ne pas lui dire adieu.
Un prêtre en grande tenue attendait près d’un caveau de pierre blanche. Les musiciens se mirent un peu à l’écart, sans cesser de jouer, et la procession se casa tant bien que mal entre les rangées de tombes surélevées. Puis l’orchestre se tut. Je restai en arrière et observai la cérémonie de loin, heureuse de pouvoir m’appuyer sur Céleste.
Quelques jours plus tôt, j’étais morte — pour quelques instants seulement, avant que les efforts conjugués des sauveteurs et de l’esprit qui me possède ne me ramènent à la vie. Mais même dopée à la magie comme je l’étais, j’avais du mal à tenir sur mes jambes, et mon cerveau était dans le coton. J’avais dormi pendant 48 heures à l’hôpital, et je ne m’étais jamais sentie aussi fatiguée. Voilà ce qui arrive quand on se retrouve entre un démon et le serpent géant décidé à lui faire la peau. Mais ce n’était pas suffisant pour m’empêcher de dire adieu à mon amie.
Je n’entendis pas le discours du prêtre. Des coups de feu fantômes résonnaient à mes oreilles, le décompte froid et régulier des détonations, les cris de la foule, le silence de mort qui avait suivi…
Le cimetière disparu, remplacé par les chars du Mardi gras sur l’avenue désertée, le trône doré de Jazzmine, et ses yeux ouverts et déjà vides.
— Ça n’aurait jamais dû arriver, murmurai-je.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais. Et tu as sauvé beaucoup de vies ce jour-là.
— Pas assez.
Les porteurs avaient déposé le cercueil sur des tréteaux pour permettre aux vivants de faire leurs adieux à la morte. Je laissai passer les dizaines de personnes qui avaient connu Jazzmine avant moi. L’orchestre s’était regroupé dans l’allée centrale du cimetière, et la procession se reforma peu à peu derrière eux. Ils s’éloignèrent en silence, et j’avançai à mon tour. À côté du cercueil, un portrait de Jazzmine la montrait, souriante, dans une robe dorée, une couronne égyptienne sur la tête : c’était son costume de Mardi gras. Celui qu’elle avait confectionné avec application et porté avec fierté. Celui dans lequel elle était morte.
— Pardon, murmurai-je.
Des notes de musiques s’élevèrent dans mon dos et je reconnus le rythme enlevé. Oh when the saints go marching… J’essuyai mes larmes et fis demi-tour.
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De retour près de la Coccinelle, Céleste déverrouilla le coffre avant et en sortit un sac plastique.
— Je t’ai apporté des vêtements de rechange, un téléphone portable et une carte prépayée. Tu vas pouvoir appeler tes parents.
Mon estomac se serra.
— Tu les as vus ? Ils vont bien ?
— Ils sont passés plusieurs fois sur le campus. Ils te cherchent. Ils sont inquiets, et rien de ce que je peux dire ne les rassurera. Ils ont besoin d’entendre ta voix.
Je sortis le téléphone du fond du sac. C’était un vieux modèle à clapet.
— Je te laisse, souffla Céleste.
Elle s’éloigna, et je me rassis dans le siège passager. J’ouvris le clapet, tapai le numéro de téléphone du magasin de mes parents, et soufflai un grand coup.
— Épicerie Devreaux bonjour.
— Papa ?
— Prudence ! Tu vas bien ?
Mon père chuchotait, mais son ton n’en était pas moins pressant.
— Tout va bien. Et vous ? Maman est là ?
— Elle se repose.
— À cette heure ? Elle est malade ?
J’entendis une porte se fermer et supposai que mon père s’était réfugié dans la réserve, comme il le faisait toujours quand il voulait passer un coup de fil personnel au magasin.
— Elle dort mal en ce moment. Elle s’inquiète.
Par ma faute.
— Papa je suis désolée. Je voulais vous appeler plus tôt, mais j’avais peur de vous causer des problèmes.
J’étais à l’hôpital, incapable de formuler une pensée cohérente.
— Ma chérie, reprit mon père, la police te cherche. Que se passe-t-il ? Après la fusillade du Mardi gras, nous nous sommes fait un sang d’encre. Tu nous as laissé des jours sans nous parler, et la police nous harcèle. Tu as des ennuis ?
— Je n’ai rien fait de mal, je te promets.
— Je te crois, mais ce n’est pas moi qu’il faut convaincre. Où es-tu ?
— Chez une amie, mentis-je. J’ai besoin d’un peu de calme.
J’ai exorcisé un démon et empêché un attentat à la bombe. J’ai failli perdre une oreille, et y laisser la peau. La police me croit responsable du meurtre de ma psy, et j’ai un serpent magique dans la peau — littéralement. Il me faut juste deux ou trois jours pour régler quelques détails…
— Rentre à la maison aujourd’hui. Ta mère a besoin de te voir. Et il faut que tu ailles parler à la police au plus vite. Nous avons engagé un avocat. Il t’accompagnera.
J’hésitai plusieurs secondes. J’avais autant envie de franchir la porte du commissariat de Lake Louis que de me jeter dans l’antre d’un dragon. D’après ce que Céleste m’avait rapporté de ses conversations avec les policiers de notre belle ville, l’inspecteur Moore — quand il était possédé par le démon Shaah — m’avait accusée de tous les maux, notamment de l’avoir manipulé pour qu’il abatte ma psy, et de planifier une attaque sanglante sur le défilé du Mardi gras. Si je passais la porte du commissariat dans un sens, j’avais peur de ne plus pouvoir la franchir en sens inverse.
— Parle au moins à maître Truitt, reprit mon père. Il saura te conseiller.
J’acceptai à contrecœur. Je savais bien que je ne pouvais pas fuir la police indéfiniment.
Je fouillai dans la boîte à gants, trouvais un vieux stylo et remontai ma manche. Sur la peau pâle, le dessin de mes serpents était à peine visible. Ils semblaient avoir besoin de repos après les événements de la semaine passée. Mon père me dicta un numéro, et je le notai sur mon bras.
Je promis d’appeler l’avocat et raccrochai, le cœur fendu de ne pouvoir rentrer chez moi immédiatement.