Le Midas du lait en poudre
Minuit.
Le Monoprix était le seul îlot de vie dans ce quartier parisien endormi.
Au-dessus du supermarché s’empilaient sept étages d’un immeuble de béton, laid et aussi avenant qu’un mur de prison. Une lumière jaune pisse filtrait entre les volets rouillés du premier étage.
Devant la porte en verre de l’immeuble, un adolescent boutonneux fumait une cigarette, l’air blasé dans son survêtement de marque. Zagan plissa le nez en traversant le nuage de fumée. Le gosse toisa Zagan, détaillant son costume de luxe et son écharpe en cachemire avant de tendre la main pour lui barrer le passage.
— T’es qui, et qu’est-ce que tu viens foutre ici ?
Visiblement, la haute couture italienne n’impressionnait plus.
— Zagan, président des Enfers. C’est pour un casse.
Le gosse fronça ses sourcils broussailleux et son menton fit un bond en avant.
— Kesstud… ?
Il jeta sa cigarette au sol et porta la main à sa poche.
Zagan l’attrapa à la gorge et le claqua contre le mur. Bruit clair d’une caboche vide contre un parement de pierre, et la sentinelle s’effondra comme un paquet de linge sale. Zagan rajusta le col de son manteau de laine vierge, enjamba l’obstacle, et pénétra dans l’immeuble.
L’ascenseur puait la clope, et Zagan regretta d’avoir eu la flemme de monter un étage à pied.
Dans le couloir, la moquette marron foncé était si élimée qu’elle n’étouffait plus grand-chose. Les richelieus de Zagan éveillèrent un écho mat, et une silhouette se redressa à l’extrémité du couloir.
Le type était à peine plus vieux que son collègue. De l’adolescence, il avait conservé une silhouette dégingandée et un visage marqué par l’acné. Il montait visiblement la garde, debout à côté d’une porte semblable à toutes celles de l’étage — métallique, bordeaux et percée d’un judas.
Comment ce gosse poussé en graine espérait-il empêcher quiconque d’entrer ? Zagan ne prit pas le temps de lui poser la question. Il claqua des doigts, et l’ado s’effondra à son tour.
Une pichenette ouvrit le vantail à la volée. Une exclamation sourde fusa, suivie d’un bruit de chute. Le guignol qui se tenait derrière la porte se l’était prise en plein nez.
Zagan enjamba le corps inerte et pénétra dans l’antre des trafiquants de drogue.
L’antre en question était un appartement vieillot et mal entretenu. L’air empestait le tabac froid et le fond de poubelle. Au sol, le Lino semblait jaune, à moins qu’il ne soit simplement sale. Plusieurs couches de crasse ornaient les murs. Sur la gauche, Zagan aperçut la salle de bain, qu’un malade avait un jour décidé de couvrir de moquette lie-de-vin du sol au plafond. Zagan pouvait comprendre qu’un tel décor pousse son occupant à la drogue. Même en enfer on n’aurait pas osé tant de laideur.
Un claquement retentit au fond de l’appartement : quelqu’un venait de renverser une chaise. Une fenêtre crissa. En trois enjambées Zagan rejoignit sa proie.
— Kevin Bernard ?
L’interpellé se figea, à cheval sur l’appui de fenêtre, et tourna un visage de fouine vers Zagan. Derrière sa frange blonde, ses yeux papillonnèrent un instant.
— Oui ? couina-t-il.
Il portait une tenue de sport, mais sa poitrine creuse et ses cannes maigres n’avaient probablement jamais pratiqué d’activité physique.
Zagan l’attrapa par le col et le ramena à l’intérieur. L’odeur de la peur vint se mêler aux parfums fétides de l’appartement.
— Il ne faut pas jouer au-dessus du vide, tu risquerais de te faire très mal.
Il reposa Kevin au milieu de l’appartement, entre le canapé défoncé et la table de cuisine sur laquelle s’empilaient des douzaines de briques de poudre pâle et mortelle.
— Alors comme ça c’est toi, le nouveau Cador de Paname ? fit Zagan.
— Le… quoi ?
— Le minable qui a décidé de se passer de ma protection, a rallié une bande de dealers à la petite semaine, a incendié mon night-club, et estropié mes hommes.
Un éclair de compréhension passa dans le regard de Kevin.
— Ah. Ça. Vous êtes monsieur Mathieu ?
— Il paraît, marmonna Zagan.
À dire vrai, Mathieu avait vidé les prémisses un an plus tôt, et Zagan se servait de son corps et de son identité.
— Ça fait un an, protesta le dealer. Vous n’êtes pas passé à autre chose ?
— Dix mois, corrigea Zagan. La vengeance est un plat qui n’a pas de date de péremption, comme vous aimez à le rappeler.
— Moi ? J’ai jamais…
— Les humains. C’est bien ce que vous dites, non ? « La vengeance est un plat qui…
— « Qui se mange froid, » compléta Kévin.
— Vraiment ? J’étais persuadé… Bref. Évidemment que je suis passé à autre chose. À vrai dire tu es le dernier de la liste. Maintenant je préfère tenir les gens responsables de leurs actions. C’est très satisfaisant, et bien plus rémunérateur. Et puis la drogue, c’est pas vraiment en accord avec le libre arbitre. Et je suis très « libre-arbitre ».
Le dealer lui renvoya un regard vide.
Comment ce type avait-il pu se hisser au sommet du trafic de drogue de l’Ouest parisien ?
J’ai éliminé tous les trafiquants compétents, et la lie est remontée à la surface. À propos de lie… Je m’ouvrirais bien une bonne bouteille en rentrant. Un rouge bien charpenté pour aller avec mon chocolat au piment.
— Euh… Monsieur Mathieu ? appela l’humain d’une voix tremblante.
À la mention de son identité officielle, Zagan sortit de sa rêverie.
— Oui ? Où en étions-nous ?
— Vous… alliez partir ?
— C’est ça !
Le soulagement déferla sur le visage pointu du dealer.
— Donc… Sans rancune ? fit-il. Puisque vous avez arrêté le trafic de drogue de toute façon…
Zagan soupira. Dans la poitrine de Kevin il pouvait sentir le cœur battre à toute vitesse, les artères déformées par la pression du sang.
Ces humains sont si fragiles. Une simple panne dans la pompe centrale, et tout est fini.
Il désigna la table de cuisine et les paquets de poudre entassés dessus.
— Tu sais ce que c’est ?
— Mon stock d’héroïne ?
— Plus maintenant.
— Vous… Bien sûr. Allez-y, prenez ce que vous voulez !
Zagan fit remonter son sourcil gauche vers la naissance de ses cheveux bruns.
— Moi ? Que veux-tu que je fasse avec trente kilos de lait pour bébé prématuré ?
Le dealer écarquilla les yeux, puis secoua la tête.
— J’vous jure, c’est de la première qualité !
— Plus maintenant. À partir de cet instant toute la drogue qui te passera entre les mains se transformera immédiatement en lait pour prématuré. C’est valable pour tes subordonnés, associés, et toute personne qui pourrait manipuler de la drogue pour toi. Tu connais Midas ?
— Les pots d’échappement ?
Zagan se massa les paupières. Ces humains l’épuisaient.
Il se tourna vers la table de cuisine et repéra la boîte à chaussures coincée entre deux tas de lait en poudre. Un signe de l’index, et les liasses de billets qu’elle contenait traversèrent la pièce jusque dans sa main.
— Merci pour ce don. J’ai aussi siphonné tes comptes à la Banque Postale. J’en ferai bon usage.
Kevin poussa un hurlement de bête blessée.
— Mon fric !
Mais déjà Zagan se dématérialisait.
Leroy Sophie dit
Alooorrss !! Voyons voir !! Trop hâte de lire la suite
C. C. Mahon dit
Plus que 6 dodos! 😉
Agnès L. dit
Ça commence bien ! Plus que quelques jours pour lire la suite, j’ai hâte. Belle imagination et beaucoup d’humour, du fantastique : mon cocktail préféré.
J’espère que le 3ème est déjà bien entamé…