La cave était fraîche, silencieuse et parfaitement ordonnée. Tenir le chaos à distance faisait partie du métier de Lorelei Petit, et la jeune femme tirait fierté de l’ordre qui régnait dans « ses » archives. Entre quatre murs de briques blanchies à la chaux, des milliers de boîtes en carton s’alignaient sagement sur les rangées d’étagères métalliques, dans la lumière blafarde des néons.
Alors qu’elle rangeait le dernier registre, Lorelei pensait déjà à son week-end. La préparation de la prochaine exposition municipale lui avait donné plus de travail que d’habitude, et la jeune archiviste avait passé son été enfermée au sous-sol. Les beaux jours étaient précieux dans le Nord. Bientôt septembre arriverait – trop tôt, il y avait tant à préparer avant le vernissage…
Lorelei Petit rangea le registre dans sa boîte, et replaça le tout en haut d’une étagère. Après un ultime regard aux rayonnages métalliques, elle éteignit la lumière et se glissa hors de la salle. Elle repoussa la porte en bois d’un coup d’épaule et enfonça l’ancien verrou dans le mur de briques.
Le couloir était désert et son néon grésillait. Lorelei consulta son téléphone : il était plus de dix-huit heures. Elle devait être la dernière employée municipale dans les locaux. Plusieurs mètres sous la ville, elle n’entendait que le crissement de ses escarpins sur le sol de béton. Son esprit flottait, tourné vers les deux jours à venir, qu’elle comptait passer au calme et au soleil. La fête foraine allait envahir Cambrai, et l’appartement de Lorelei ne possédait qu’une minuscule terrasse. Mais sa mère vivait à la campagne, loin du flonflon de la foire…
Une odeur d’après-rasage chatouilla les narines de Lorelei et ramena la jeune femme à l’instant présent, dans le couloir du sous-sol de la mairie. Elle connaissait ce parfum…
Il surgit d’un coin d’ombre et plaqua Lorelei contre le mur opposé.
— Je savais bien que tu te cachais dans le coin ! Je t’ai manqué ?
Julien du Breuil était bel homme. La trentaine, le poil et les crocs blancs, il avait conscience de son charme et en jouait sans retenue. Il avait tombé la veste, retroussé les manches de sa chemise pour révéler ses avant-bras bronzés, et desserré sa cravate de soie.
Avec un sourire de play-boy il glissa la main sous le chemisier de Lorelei, qui serra les dents.
Non, Julien du Breuil ne lui avait pas manqué.
Elle chassa la paluche baladeuse et se dégagea.
— On s’est vus ce matin au premier étage, rappela-t-elle.
— En public, fit-il. Je ne pouvais pas faire ça…
Il l’attira à lui et lui embrassa le cou. Elle se laissa faire pour ne pas le vexer. Son haleine sentait la menthe et les oignons verts.
Lorelei lui avait cédé un jour, comme on s’achète une barre de mauvais chocolat au distributeur : elle savait que le plaisir serait médiocre et qu’elle viendrait à regretter sa faiblesse. Restait à annoncer la chose à Julien. Elle ne craignait pas de lui briser le cœur, mais se froisser son ego. Il était adjoint au maire et pouvait, si l’envie lui en prenait, faire virer Lorelei.
— Julien, écoute…
— Hum hum, grogna-t-il.
Il approcha son visage de celui de Lorelei, et son haleine frappa la jeune femme de plein fouet. Lorelei n’avait rien contre les oignons dans l’absolu, mais pas d’aussi près. Elle se détourna.
— Ça te tente une soirée romantique ? fit Julien, comme s’il n’avait rien remarqué.
— Tu devrais rentrer voir ta femme.
Il cessa ses baisers et poussa un soupir bref.
— Pourquoi ? Tu fais la tête ?
— J’ai prévu d’aller voir ma grand-mère.
— Encore ? Tu es fourrée là-bas trois fois par semaine !
— Ma famille n’a peut-être pas de particule, mais j’y attaque une grande importance.
Moi.
Quand Lorelei émergea des archives municipales, le soleil déclinait sur Cambrai. L’air était saturé de sucre et de graisse. Les premiers forains étaient arrivés pendant la journée, et leurs énormes remorques occupaient déjà le parking derrière la mairie, et une partie des rues adjacentes. Sans perdre de temps et sans attendre l’ouverture officielle de la fête foraine, certains avaient mis les friteuses à chauffer et le faisaient savoir à grands cris : Churros ! Churros !
Lorelei avait toujours aimé ces pâtisseries qui lui rappelaient son enfance. Ce soir-là quelque chose devait clocher avec l’huile de friture, car l’odeur lui mit l’estomac au bord des lèvres. Elle pressa le pas pour s’éloigner au plus vite des stands. Mais après une chaude journée d’août, le centre-ville de Cambrai puait : les coins de rue empestaient l’urine, les caniveaux la crotte de chien. Des relents de cambouis émanaient des manèges en attente d’être déployés. Plus loin, les voies encore ouvertes à la circulation sentaient les gaz d’échappement, et des émanations de cuisine sortaient des fenêtres. Les passants transpiraient depuis des heures et cela se remarquait. C’était comme si la chaleur de l’été décuplait les moindres odeurs, et que toutes se précipitaient sur Lorelei pour lui gâcher la vie.
Vivement cet hiver que je m’enrhume ! se surprit-elle à penser.
Lorelei sonna à la porte de la maison de retraite et attendit qu’on lui ouvre. Elle franchit le seuil du bâtiment de briques rouges et une bouffée d’air frais l’accueillit aussitôt. Ici les senteurs de désinfectant résistaient aux effluves du dîner – purée de carottes et bœuf haché, si le nez de Lorelei disait vrai.
Le hall d’entrée faisait de son mieux pour être accueillant, avec son sol de linoléum bleu azur et ses plantes en pot surdimensionnées. Sur les murs blanc cassé, une série de photographies représentaient des paysages bucoliques. Personne n’assurait l’accueil du public mais des employées en uniformes rose pâle allaient et venaient, leurs sabots de plastique claquant à un rythme rapide.
L’horloge affichait presque dix-neuf heures, et Lorelei se dirigea vers le réfectoire. En chemin, Josiane, les bras chargés d’un bac de linge sale, l’interpella.
— Votre grand-mère a terminé de dîner. Je viens de l’installer devant la télé !
Lorelei remercia l’aide-soignante d’un signe de tête et bifurqua vers la salle commune.
C’était une pièce claire dont les larges baies vitrées donnaient sur le parc de la maison de retraite. Le soleil y pénétrait à flots. Plusieurs résidents somnolaient dans les chaises de repos, visiblement pas dérangés par le son de la télévision.
Lorelei trouva sa grand-mère dans un fauteuil roulant, absorbée par le petit écran. Elle se pencha pour l’embrasser, et la vieille dame lui offrit son merveilleux sourire.
Sarah Petit était aussi épaisse qu’un moineau, et sous sa masse de cheveux blanc neige ses yeux bleus étaient limpides comme un torrent de montagne.
— Ma louloute, comment vas-tu ? demanda la vieille dame.
— Mamie, c’est toi qui as demandé le fauteuil ? Tu sais que le docteur veut que tu marches le plus souvent possible.
Sarah baissa le regard et sembla découvrir le fauteuil dans lequel elle était assise.
— La chaise…? Oh, non. C’est Jeannine qui a voulu. C’est plus pratique pour trimbaler les vieilles choses comme moi.
Lorelei réprima un soupir de frustration. Elle attrapa un siège et s’installa auprès de Sarah.
— Comment était ta journée ?
Sarah haussa ses frêles épaules et sourit d’un air désolé.
— Oh, tu sais…
Elle agita une main ridée.
Oui, Lorelei savait. Entre l’exaspérante monotonie des lieux et la mémoire défaillante de Sarah, il était rare que la vieille dame ait quelque chose à dire.
Les doigts parcheminés de Sarah saisirent la main de Lorelei.
— Et toi ma tchiott’ chérie, dis-moi donc comment vont les archives en ce moment ? Du nouveau dans les vieux papiers ?
Au fond de la salle, la télé était passée aux publicités, et Lorelei commença à raconter sa journée.
— … et j’ai dû réorganiser le fond 39-45, qui était dans un bazar…
Lorelei s’interrompit.
Dans son fauteuil, Sarah n’écoutait plus. Elle s’était redressée, ses yeux bleu pâle braqués sur la télévision. Sa main droite se referma sur celle de Lorelei avec une force insoupçonnée, alors que la vieille femme pointait l’index gauche vers l’écran.
— Élise ! C’est Élise !
Au journal télévisé, un jeune homme très chic parlait – pas le genre à s’appeler Élise. Pourtant Sarah ne quittait pas l’écran des yeux.
— Là ! là ! Je l’ai vue… Ah, mais qu’il se taise ce babache… Là ! C’est elle, c’est Élise !
D’un index tremblant, Sarah désignait la télévision où défilaient désormais une série d’œuvres d’art. Sarah aperçut un bronze de cheval, trois peintures à l’huile – des paysages de Corot, d’après la voix off – et une esquisse de ballerine par Degas.
— C’est la danseuse que tu appelles Élise ?
Sarah se leva, agrippée au bras de Lorelei avec la force d’un rapace, et acquiesça en silence. Quand le reportage prit fin, elle tourna vers Lorelei des yeux écarquillés et luisants de larmes. Puis, d’une voix de petite fille, elle demanda : « Il est où, Gabriel ? »
Lorelei soupira et se força à sourire.
— Mamie, c’est moi, Lorelei. Tu sais qui je suis?
Sarah fronça les sourcils un bref instant, puis secoua la tête comme pour chasser une question sans importance.
— Où est Gabriel ? Il faut lui dire : quelqu’un a volé Élise ! Il faut lui dire…
— D’accord, on va lui dire, assura Sarah.
— Tu sais où il est? Où est Gabriel ?
— Mais ti va cesser d’braire ! lança un résident. Laisse-nous donc écouter les infos !
— Je veux Gabriel ! rétorqua Sarah. Où est Gabriel ?
— Je ne sais pas où il est, répondit Lorelei de sa voix la plus douce. Viens, Mamie, on va le chercher. Tiens, prends ta canne…
Lorelei plaça la canne dans la main libre de Sarah, mais celle-ci s’accrochait si fort au bras de la jeune fille que l’accessoire semblait inutile. Plusieurs autres résidents ronchonnaient désormais, et le premier des protestataires commençait à s’agiter. Une aide-soignante passa la tête dans la pièce et fronça les sourcils. Elle rejoignit Lorelei et Sarah et attrapa le fauteuil roulant.
— Tenez, madame Petit, installez-vous là et je vous ramène dans votre chambre.
— Elle peut marcher, rétorqua Lorelei d’une voix sèche. Puis, d’un ton plus doux : N’est-ce pas que tu peux marcher ?
— Mais bien sûr que je peux marcher ! Où est Gabriel ?
Lorelei consulta l’aide-soignante du regard, et celle-ci secoua la tête. Pas de Gabriel à la maison de retraite. Donc il venait des tréfonds de la mémoire de Sarah, et Lorelei n’avait aucune chance de le dénicher au détour d’un couloir. Dans ces cas-là, le mieux était toujours d’orienter la conversation vers un autre sujet.
— Et si nous allions faire un tour dans le jardin ? proposa Lorelei.
L’aide-soignante opina en silence et prit Sarah par le coude.
— Est-ce que Gabriel est dans le jardin ? fit la vieille dame.
Lorelei sentit sa gorge se serrer.
— Allons voir, murmura-t-elle.
L’aide-soignante leur ouvrit la porte, et Lorelei guida Sarah dans le jardin de la maison de retraite. Peu à peu les senteurs de cuisine laissèrent place au parfum des fleurs et à la résine des pins.
Le soleil embrasait les trois clochers et les ombres s’allongeaient sur Cambrai. Les Klaxons des voitures leur parvenaient à peine, étouffés par les arbres du parc, alors que les oiseaux piaillaient avec dévotion. Elles étaient les seules à parcourir les allées pavées du jardin à cette heure où le personnel préparait les résidents pour la nuit. Quelque part dans les bâtiments, un vieux monsieur poussait des cris de colère, comme un enfant refusant de se coucher.
Lorelei avisa un massif parsemé de pompons rose pâle.
— Je me demande comment on appelle ces fleurs. Est-ce que tu sais ?
Sarah accorda à peine un coup d’œil au buisson, fronça les sourcils et secoua la tête, sèchement.
— Je m’en fiche des fleurs. Je veux Gabriel. Pourquoi il n’est pas là ? Est-ce qu’il est parti pendant la nuit ? Gabriel ! Gabriel !
Sarah appela à plusieurs reprises, de plus en plus fort. Puis elle tourna un regard plein de larmes vers Lorelei.
— Gabriel est parti sans rien dire. Qu’est-ce qu’on va faire, ‘Man ?
Ce n’était pas la première fois que Sarah prenait Lorelei pour sa propre mère. Un air de famille, sans doute.
C’était une toute petite fille inconsolable qui pleurait désormais au bras de Lorelei, une petite fille prisonnière d’un corps trop vieux et d’une époque inconnue, une petite fille perdue dans un jardin qui n’était pas le sien et qui demandait pourquoi Gabriel l’avait abandonnée. Et Lorelei n’avait aucune idée de qui elle parlait.
Lorelei ravala ses propres larmes et sourit à la fillette.
— Allons viens, Sarah. Allons voir si nous le trouvons dans ta chambre, tu veux ?
Sarah hocha la tête et suivit Lorelei le long de l’allée.
Le lendemain était un samedi, et Lorelei s’accorda une grasse matinée. Un peu avant midi, elle embarqua dans sa Mini Cooper écarlate, la gorge nouée comme avant un entretien d’embauche – ou une confrontation assurée.
Tournant le dos aux terrils qui faisaient la fierté de la région, elle se dirigea vers le sud. Quelques minutes lui suffirent pour laisser derrière elle les maisons Art déco du centre-ville et gagner la campagne.
Le soleil luttait contre des nuages gris plomb, et le paysage se déroulait en à-plats verts ponctués de hameaux rouge brique. La radio peinait à se faire entendre par-dessus le rugissement du moteur. L’air sentait la poussière et l’essence.
Lorelei aimait rouler au milieu des champs et constater le passage des saisons dans leurs changements de couleur. Au fil des mois, la terre brune de l’hiver cédait place aux premières pousses. Puis les fleurs jaunes du colza éclataient au soleil, avant que le blé ne brunisse.
Mais ce jour-là, Lorelei ne parvenait pas à s’intéresser paysage qu’elle traversait. Elle avait même du mal à se concentrer sur la circulation qui l’entourait – heureusement, elle connaissait la route par cœur. Elle avait l’habitude de se rendre chez sa mère le week-end. Mais pas de faire ce qu’elle avait décidé de faire ce jour-là : poser des questions et exiger des réponses.
Qui était ce Gabriel, et pourquoi son souvenir avait-il mis Sarah dans un tel état de détresse ?
Lorelei avait conscience que, dans la plupart des familles, ces questions n’auraient pas posé problème. Mais pas chez les Petits. Dans cette famille, on ne parlait pas du passé. Et l’idée de braver cet interdit lui nouait les entrailles.
Cantaign, quatre-cent habitants, étirait ses petites maisons de brique rouge de part et d’autre de la départementale. C’est là que Lorelei gara sa Mini dans un nuage de poussière, entre l’asphalte de la route et une rangée de rosiers.
La maison ne possédait qu’un rez-de-chaussée et, planqué sous son toit d’ardoises, un grenier aménagé. Une porte à petits carreaux vitrés au milieu de la façade, une grande fenêtre de chaque côté de la porte, et pour toute fantaisie l’alternance de briques blanches et rouges qui décorait la façade : telle était la maison où Lorelei avait grandi.
Lorelei coupa le contact et sauta hors de sa voiture, mais avant qu’elle n’ait le temps de frapper, la porte s’ouvrit et Jacky apparut. Le visage rond, la moustache grise fournie et le sourire facile, Jacky était le beau-père de Lorelei. Il l’accueillit avec son habituel sourire bonhomme et sa voix chaude et harmonieuse.
— Salut ma loute, komin qu’té vas ?
Il la prit dans ses bras et lui claqua deux bises. Sa moustache lui chatouilla les oreilles.
— Rentre ! Fais pas gaffe au fourbi, j’viens de refaire la cuisine !
Vu l’étroitesse de la maison, on ne s’y encombrait ni d’une entrée ni d’un couloir, et la porte ouvrait directement sur la cuisine-salle à manger… et comme l’avait dit Jacky, la cuisine venait d’être refaite. Disparus, les placards de Formica ébréché et le plan de travail en faïence brune. Tout avait laissé la place à du bois blanc et des surfaces en inox. Les cadavres des vieux meubles gisaient encore sur le sol au milieu des outils. L’air sentait la colle et la sciure de bois.
— Pour du changement… murmura Lorelei.
— C’est bieau, hein ? s’exclama Jacky avec un regard aimant sur la nouvelle cuisine. Depuis le temps que ta mère réclamait cha !
La porte arrière claqua, et la mère de Lorelei arriva depuis la cour en s’époussetant les mains.
— J’irai jeter tout ça à la déchèterie demain, et on reparlera plus de ces vieilleries ! lança-t-elle d’une voix satisfaite. Tiens, ma nénette, comment tu vas ? Tu prends un jus ?
Sans attendre de réponse, la mère de Lorelei se mit en quête la cafetière, et la jeune femme s’assit à table.
Jacky rassembla son matériel de bricolage dans un tintement métallique d’outils, se lava les mains et commença à faire l’article de la nouvelle cuisine. Lorelei l’écoutait d’une oreille distraite. Elle cherchait comment aborder le sujet qui l’amenait. Mais chaque fois qu’elle choisissait comment formuler sa question, elle imaginait la réponse de Nathalie.
« On parle pas de la famille parce qu’ya rin à en dire. » Le refrain avait bercé l’adolescence de Lorelei, et elle avait dû apprendre à s’en satisfaire. Mais désormais sa grand-mère souffrait, et elle voulait des réponses.
La cafetière crachota pour annoncer la fin de son travail, et Nathalie posa les tasses sur la table – des tasses neuves, elles aussi. Nathalie ne s’encombrait pas plus de souvenirs dans sa cuisine que dans sa vie.
Jacky prit une chaise et Nathalie l’imita.
— Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir ? demanda-t-elle en se laissant tomber face à Lorelei.
— Comme s’il fallait un’ raison pour que l’tiote vienne nous voir ! s’offusqua Jacky.
Lorelei referma ses mains sur la tasse brûlante et son regard plongea dans le liquide brun. Toutes les phrases savamment construites soudain évanouies, elle prit une inspiration et se jeta à l’eau.
— Je me demandais qui était Gabriel.
Nathalie cligna des yeux et se tourna vers Jacky
— Qui ça ?
Il haussa les épaules, et Lorelei expliqua.
— Mamie réclamait Gabriel hier soir.
— Bah, tu sais qu’elle n’a plus toute sa tête, fit Nathalie.
— Elle avait l’air si triste. On aurait dit une petite fille désespérée. Alors je me suis dit… est-ce que c’était le nom du grand-père?
Le visage de sa mère se ferma.
— Qu’est-ce que j’en sais ?
— Bah ! fit Jacky d’un ton bourru. Tu parles jamais de ton père, mais tu sais bin comment qu’il s’appelle, non ?
Nathalie lui lança un regard capable de congeler un pingouin, et Jacky se tut.
La mère de Lorelei avait toujours affirmé ne pas savoir qui était son géniteur. Quand Lorelei était entrée aux archives de Cambrai, elle avait consulté l’État civil : sur le papier au moins, Nathalie était « née de père inconnu ». L’acte de naissance de Lorelei portait la même mention, et jamais Nathalie n’avait fourni plus de précision.
— Maman, je sais qu’on ne parle pas de ces choses-là…
— On n’en parle pas parce qu’il y’a rin à en dire. J’ai pas plus connu mon père que ta grand-mère n’a connu le sien. Y’a pas d’hommes chez les Petits. C’est comme ça et puis c’est tout.
Nathalie se leva et commença à rassembler des débris de l’ancienne cuisine, avant de sortir sur le seuil de la cour pour les balancer hors de vue.
Jacky glissa un coup d’œil désolé à Lorelei et lui tapota la main en silence. Elle le remercia d’un sourire.
Nathalie revint s’asseoir, attrapa un journal et l’étala sur la table. Lorelei souleva sa tasse pour éviter de la voir disparaître sous La Voix du Nord.
— Et sinon, ça va bien ? demanda Nathalie d’un ton dégagé.
Comme elle conservait le regard sur La Voix du Nord, on aurait pu croire qu’elle posait la question au journal. Personne ne répondit.
Lorelei et Jacky dégustèrent leur boisson – forte et parfumée comme seul l’est le café qui vient de couler – pendant que Nathalie commentait l’actualité à petites phrases heurtées.
— Ah ! s’exclama-t-elle soudain. Un empire du luxe donne une trentaine d’œuvres d’art au Musée des Beaux-Arts de Lens. Ils pourraient pas nous en donner un peu, à nous ?
L’article couvrait toute la page culture, avec de nombreuses photos en couleur et une série d’encadrés. L’un des clichés attira l’attention de Lorelei.
— Fais voir un peu.
Elle prit d’office la feuille en question. Là, en bas à gauche, la ballerine de la veille attachait son chausson. Lorelei lut à haute voix.
— Une esquisse signée Degas, estimée à cent mille euros…
Jacky poussa un sifflement admiratif.
— C’est ce dessin qui a mis Mamie dans tous ses états, expliqua Lorelei.
Nathalie se pencha par-dessus la table pour mieux regarder la photo.
— La ballerine ? Pourquoi ?
Lorelei haussa les épaules.
— Mamie faisait ptêtr’ de la danse lorsqu’elle était gamine, suggéra Jacky.
Nathalie sépara la page culture des autres, récupéra le reste du journal et reprit sa lecture.
— Elle ne m’en a jamais parlé, remarqua-t-elle d’une voix distraite.
Lorelei se pencha sur l’article. On y voyait le même homme qu’aux informations, remettant une toile richement encadrée à un grand blond au sourire crispé. « Le représentant de Grall Int. remet symboliquement une toile de Corot au conservateur du Musée des Beaux-Arts de Lens. » Voilà qui ne lui était d’aucune utilité. Pourtant, quand elle repensait aux larmes de Sarah, Lorelei sentait sa gorge se serrer. Jacky avait peut-être raison. Peut-être la grand-mère avait-elle pratiqué la danse classique durant son enfance. Peut-être le fameux Gabriel était une Gabrielle, une camarade de ballet ? Si seulement Lorelei pouvait trouver des photos de l’époque… Elle imaginait Sarah toute petite fille, posant en tutu avec d’autres gamines du même âge et, derrière le groupe, une vieille professeure maigre au visage sévère…
— Je crois que Mamie déprime, annonça Lorelei au bout de quelques minutes de silence. Je pensais lui apporter des souvenirs de sa jeunesse pour lui remonter le moral. Il te reste des vieux albums ou des lettres ?
Nathalie leva les yeux au ciel et touilla son café d’un air dégoûté.
— On a dû jeter toutes ces vieilleries quand on a aménagé le grenier. S’il reste quelque chose, c’est dans l’pouli. Dis-moi plutôt si tu as enfin rencontré quelqu’un.
— Plein, tous les jours. C’est pas parce que je bosse aux archives que je suis enfermée dans la cave.
— C’est pas parmi ta paperasse que tu rencontreras un homme riche. Y’a pas un conseiller municipal célibataire ? Un homme élégant, avec une maison à lui et de l’argent de côté, qui t’emmènerait en vacances au soleil…
Lorelei éclata de rire.
— Tu crois qu’on a des milliardaires à la mairie de Cambrai ?
— Écoute ta mère et fais pas les mêmes bêtises que moi, ou tu finiras vieille et seule, à te casser le dos avec des colis dans un entrepôt toute la journée.
— Merci pour moi ! s’exclama Jacky.
Nathalie lui claqua un baiser sous la moustache.
— Mais j’cause pas de chti, babache !
Jacky rit et se tourna vers Lorelei.
— Viens donc, qu’on regarde si y’a quelque chose pour ti dans l’pouli.
Elle le suivit dans la cour. Le poulailler était une cabane de briques à peine plus grande qu’une cabine téléphonique dont le toit avait perdu quelques tuiles au cours des ans. Il n’avait pas vu de volaille depuis des lustres, et servait désormais à entreposer tout ce dont Nathalie ne voulait plus dans la maison.
Jacky écarta un sommier rouillé appuyé contre la porte et pesa sur la poignée rudimentaire. Le battant céda d’un centimètre ou deux avant de se coincer.
Jacky secoua la poignée.
— T’as l’air bin inquiète pour la grand-mère, fit-il entre deux coups d’épaule au vantail.
— Si tu l’avais entendue… Elle semblait aller très bien, et puis elle a vu les infos et plus rien n’a pu la calmer… Elle pleurait si fort qu’on lui a donné des calmants.
— Tu crois que ça lui fera du bin, des vieux trucs ?
Il envoya un dernier coup d’épaule contre la porte, sans plus de résulat. Avec un grognement, il se retourna vers Lorelei, l’air désolé.
— Ah, ma louloute, ça veut pas s’ouvrir ! Faudrait que je démonte la porte… T’as plus vite fait de remettre de l’ordre dans la mémoire de ta grand-mère que de trouver quelque chose dans l’pouli de ta mère !