Paris, rue de la Petite Truanderie la bien nommée.
Roulé en boule sur le trottoir, le gosse couinait comme un porcelet. Il puait le sang et la pisse, et je commençais à en avoir marre.
Il faisait nuit depuis des heures et le quartier des Halles courbait le dos sous la pluie. Les rues étaient désertes, à part l’occasionnel clochard endormi sur une grille de métro.
— Répète ! grondai-je.
— Je… Je dois quitter le quartier, dit-il, trois octaves trop haut et en postillonnant.
C’était pas de sa faute. Je lui avais sans doute pété quelques dents de trop.
— Quand ? fis-je.
Le gosse gémit — pas la réponse que j’espérais.
Je me baissai pour l’attraper au col, et le soulevai de terre.
— Toi et tes potes, vous quittez le quartier cette nuit, dis-je. Ici, c’est chez monsieur Mathieu, maintenant. Si tes potes et toi revenez dealer sur son territoire, vous savez ce qui vous attend.
Je lâchai le gosse, qui retomba sur le trottoir telle une poupée de chiffons puants. Il se recroquevilla, comme si la protection de ses bras pouvait m’empêcher de lui tordre le cou. J’aurais pu le tuer sans froisser ma chemise. Mais je voulais qu’il aille prévenir ses copains dealers : ce territoire appartenait désormais à Mathieu, et Mathieu ne tolérait aucune concurrence.
Je tournai les talons et repartis d’un pas tranquille. L’asphalte luisait sous une pluie fine et têtue. Je pris la rue à gauche, vers la Seine. À presque quatre heures du matin, Paris était désert. J’avais intercepté le gosse alors qu’il venait de boucler sa dernière vente de dope, un beau paquet de billets dans une poche, et plus une seule dose de drogue dans l’autre. La liasse reposait désormais au fond de ma poche. Mathieu me forçait à faire son sale boulot gratos. Il aurait pu me payer — il en avait largement les moyens — mais il aimait m’humilier. Avoir un vampire à sa botte, ça le rendait tout chose.
Il aurait aussi pu intégrer le gosse et ses amis dans ses équipes de vente, au lieu de les chasser comme des malpropres. Les petites gens ne lui servaient qu’à essuyer les semelles de ses chaussures italiennes. Ça lui jouerait un tour, un de ces jours.
Je marchai sous la pluie, jusqu’à la rue du Louvre. J’étais trempé, et il faisait froid. Mais ce qui me mettait en rogne, c’était l’idée que Mathieu allait continuer à m’utiliser pour ses basses besognes. Malheureusement pour moi, ce sale type n’était pas un imbécile. Si je voulais mettre fin à son petit chantage — et je le voulais — j’allais devoir me donner un peu de mal.
Je passai à côté de la Halle au Blé, bâtiment rond et trapu recroquevillé sous la pluie froide. J’arrivai au coin de la rue de Rivoli et m’arrêtai. C’est là que je m’étais installé il y avait un peu plus d’un siècle, dans la cave d’un bâtiment haussmannien à l’époque flambant neuf. En poussant la lourde porte de l’immeuble, je songeai au verre que j’allais m’offrir pour effacer les affronts de cette nuit.
Je croisai Romane dans le hall de l’immeuble.
Elle portait une tenue de sport — probablement en coton bio équitable — sous sa parka que j’imaginai en plastique recyclé. Elle avait attaché ses cheveux blonds en deux petits chignons qui la faisaient ressembler à un diablotin sportif et souriant.
— Mademoiselle Bourgeois, marmonnai-je sans m’arrêter.
Mon verre m’attendait. Mais Romane ne me laissa pas m’en tirer à bon compte. Si je l’envoyais bouler, les réunions des copropriétaires (à savoir : Romane et moi) allaient devenir encore plus inconfortables.
— Rohh, ça va, fit-elle, tu peux m’appeler Romane. Après tout, on a presque le même âge.
Romane avait 19 ans. Moi… un peu plus. Mais bien sûr, ça faisait quelques siècles que je ne faisais plus mon âge.
Les parents de Romane étaient morts au printemps précédent. La gamine avait hérité de l’immeuble et de ses locataires — à l’exception de ma cave, dont j’étais propriétaire. Depuis, elle jouait les logeuses modèles, les étudiantes modèles, et les jeunes filles modèles. Rien que d’y penser m’épuisait.
— Quelle heure il est ? marmonnai-je.
— Cinq heures et demie ! répondit Romane avec son sourire habituel. Tu rentres de soirée ? Tu es trempé comme une soupe.
Elle fronça les sourcils et fit un pas de plus vers moi :
— C’est du sang sur ta chemise ?
Je baissai les yeux. Oui, sur ma chemise détrempée s’étalait une tache rouge, cadeau du gamin que je venais de tabasser. Je refermai mon manteau.
— De la harissa, dis-je. J’ai mangé un kebab.
— Ça va laisser une tache.
— Probablement. Bonne journée.
Je voulus la contourner, mais elle s’écria :
— Je vais à mon cours de yoga avant la fac. Tu veux venir ?
Elle désigna les sacs qui pendaient à son épaule : une sacoche en cuir qui contenait généralement ses affaires de classe, un sac de sport en nylon rose fluo, et un sac oblong qui pouvait contenir… un fusil ?
— Et vous partez chasser après le yoga ?
Romane éclata de rire :
— Mais non ! Ça c’est mon tapis.
Quelque chose gratta l’intérieur du sac en question, et la fermeture éclair s’ouvrit lentement.
— Votre tapis veut se faire la malle, dis-je.
Romane poussa un cri et laissa ses affaires tomber sur le marbre du hall. Une boule noire jaillit du sac oblong avec un feulement sauvage.
— J’ignorais qu’on pratiquait le yoga avec un chaton, fis-je.
Le chaton en question était à peine plus gros qu’une châtaigne, aussi noir que la nuit, et en pleine démonstration de colère. Dressé sur le bout des pattes, le dos arqué, ses minuscules crocs découverts, il crachait sa rage en direction de Romane. Celle-ci considéra l’animal comme si elle ne l’avait jamais vu puis, après quelques instants de confusion, s’accroupit avec un sourire :
— Mon petit minet, que fais-tu dans mon sac ?
Elle tendit la main vers l’animal, qui recula et cracha de plus belle. Romane ne se laissa pas impressionner et poursuivit :
— Je vais te ramener à la…
Romane plongea vers le chat. Le félin bondit par-dessus les mains de la jeune femme et s’élança vers son visage toutes griffes dehors.
Romane se jeta en arrière. J’attrapai l’animal au vol avant qu’il n’atteigne sa cible.
Assise sur le marbre, au milieu de ses sacs, la jeune femme me dévisagea avec des yeux grands comme des soucoupes. J’aurais sans doute dû être plus discret. Ne pas la laisser voir ma rapidité. Trop tard.
— Waouh, beau réflexe ! souffla-t-elle. Merci.
— Vous êtes sûre que c’est votre chat ?
Romane se releva.
— C’est un vrai petit sauvage, dit-elle en riant.
Un bruit nouveau me fit tourner la tête. Le chaton était toujours suspendu au bout de mon bras. Mais au lieu de cracher ou de feuler, il ronronnait désormais. Huh.
Je tendis l’animal à Romane. Dès qu’elle l’approcha, il feula de plus belle.
— Je vais le prendre comme toi, par le cou, décréta-t-elle.
Dès qu’elle le saisit, le petit sauvageon se retourna, lui planta les griffes dans le poignet et lui mordit la main. Elle lâcha prise, et le chaton me sauta dessus.
J’aurais pu esquiver, mais 1) je ne voulais plus attirer l’attention sur mes réflexes inhumains et 2) il me semblait évident que le chat ne me voulait aucun mal. Comme pour me donner raison, le chaton s’agrippa à l’avant de ma chemise, m’escalada comme un tronc d’arbre, et se percha sur mon épaule. Puis il recommença à ronronner.
— Ça doit être l’odeur du kebab, dis-je.
Romane acquiesça en silence. Elle semblait tenir à ce chat plus que de raison. Peut-être avait-elle besoin de compagnie depuis la mort de ses parents ? Les humains supportaient mal la solitude, avais-je appris au fil des siècles.
— Va à ton cours de yoga, dis-je. Je te le ramènerai quand il sera plus calme.
Elle hésita, ouvrit et ferma plusieurs fois les mains, comme si elle songeait à attraper l’animal de force. Contre mon cou, le chaton cessa de ronronner. Romane lui déplaisait clairement.
La jeune femme nous suivit du regard alors que je descendais les escaliers. Mon bureau était au sous-sol de l’immeuble, dans une cave voûtée en pierre, avec ma chambre en enfilade. Dès que j’eus déverrouillé la porte, le chaton sauta à terre et disparut dans la pénombre de mon antre. Je reverrouillai derrière moi, suspendis mon manteau trempé, et me laissai tomber dans mon fauteuil. Je ne pris pas la peine d’allumer. Je ne me sentais pas d’humeur à affronter l’éclairage blafard du néon.
Les murs de pierre pâle maintenaient une température constante chez moi. Comme une bonne bouteille de vin, je vivais à l’abri du monde extérieur. Au-dessus du sol de terre battue j’avais fait poser un parquet de chêne massif, que j’entretenais amoureusement. Sous ce plancher, les rats menaient leur vie. De temps à autre ils remontaient grignoter mes archives — à ce moment-là, je leur déclarais la guerre. Mon bureau et ma chambre regorgeaient de vieux papiers, dont je ne parvenais à me défaire. Romans de gare, coupure de presse, dossiers de clients morts depuis longtemps… Je gardais tout. Des meubles d’époques différentes — en bois massif, en métal, en contreplaqué — s’alignaient le long des murs. Sur certains, j’avais empilé des cartons jusqu’à la naissance du plafond voûté. Mon bureau trônait au milieu de la pièce, et là aussi, entre le téléphone en Bakélite et l’annuaire en papier, des piles de livres et de dossiers s’accumulaient au fil des clients.
Le grand tiroir au pied de mon bureau contenait une glacière. On peut dire ce qu’on veut des objets en plastique, mais elle fonctionnait parfaitement depuis 1962. Je lui avais appliqué un sortilège de froid le jour où je l’avais achetée, et je n’avais jamais eu de problème depuis.
Je l’ouvris, attrapai une poche de sang et un gobelet en cristal. Je me servis un verre bien mérité. C’était la seconde fois en un mois que Mathieu m’envoyait intimider de petites frappes. Visiblement, il ne se satisfaisait plus de distribuer sa drogue dans ses nombreux night-clubs ni de la faire livrer par ses restaurants. Monsieur avait décidé de s’approprier la rue parisienne. Il chassait la concurrence par la force, un gang après l’autre. Je me tapais de savoir qui fournissait les camés de Paname. Mais je commençais à me lasser d’être manipulé comme une marionnette. Il fallait que je me décide à détruire ces maudites preuves. Bientôt.
Je vidai le contenu de mon verre, cul sec, et déclarai :
— Je vais me coucher. Tu peux chasser les rats autant que tu veux, mais n’approche pas ma chambre.
Le chaton ne répondit pas.