À cet instant le monde était encore serein, mais je n’y prêtais que peu d’attention.
J’étais trop occupée à aider Miss Marple à embarquer.
La vieille dame semblait trouver un peu trop instable le ponton de bois qui s’avançait sur le lac, au pied du casino.
Je la surnommai Miss Marple à cause de sa robe désuète, de son chapeau rond et de son sourire de grand-mère respectable. Je me présente toujours aux touristes que je guide dans mon bayou, mais rares sont ceux qui me rendent la politesse.
Ce jour-là mon groupe était maigre : Miss Marple et deux hommes. Le premier devint « John Wayne » à l’instant où je posai les yeux sur son visage buriné et sa dégaine de cow-boy. Le second, avec sa moustache surdimensionnée, sa chemise à fleurs et ses blagues vaseuses, fut baptisé « Magnum ».
La saison du Carnaval venait tout juste de débuter, et les affaires n’avaient pas encore repris. Quand ils eurent tous trois trouvé leur place dans notre barque, je larguai l’amarre et sautai à bord.
John Wayne regarda autour de lui.
– Qui va conduire le bateau ?
Le « bateau » était une longue barque à fond plat, munie d’un petit moteur. Un enfant de 5 ans pouvait le manœuvrer. C’est d’ailleurs à cet âge que j’avais pour la première fois pris la barre d’une embarcation similaire.
– Je pilote, répondis-je avec un sourire.
John me détailla de la tête aux pieds, et ne sembla pas convaincu.
– Malgré tout le respect que je vous dois, Mademoiselle…
– Devreaux.
– Mademoiselle Devreaux, reprit John, j’aurais préféré que quelqu’un d’un peu plus…
– « Masculin » ?
– « Expérimenté », soit présent.
Pas une semaine ne passait sans qu’un client comme John ne me fasse ce genre de remarque. Ce n’était pas toujours si franc. Mais les gens avaient du mal à concevoir qu’une petite rousse de 20 ans et d’un mètre 63 puisse connaître le bayou comme sa poche, et encore moins savoir y naviguer.
J’avais une idée assez précise de ce que je voulais répondre à Monsieur Wayne, mais la politesse que m’avaient inculquée mes parents me l’interdisait. Par tradition, le Cajun est poli. Il est fauché, aussi, et j’avais besoin de ce job pour payer mes études. Je plaquai donc mon meilleur sourire sur mon visage pour répondre :
– Le Golden Bayou se montre très exigeant quant à la qualité de ses employés. Soyez assuré que je possède les qualifications nécessaires.
Puis je me tournai vers mes deux autres passagers :
– Je m’appelle Prudence et je serai votre guide cet après-midi. Nous sommes partis pour deux heures d’exploration du Bayou Serpent… Je manœuvrai l’embarcation pour nous éloigner de la rive du lac. En Louisiane « bayou » signifie à la fois « rivière » et « forêt ». Ici l’eau est présente partout…
– Les moustiques aussi ! intervint Magnum.
Il abattit sa main droite sur son avant-bras gauche pour illustrer son propos. Miss Marple pouffa de rire.
Je guidai la barque vers l’embouchure du Bayou Serpent.
– Ce n’est pas encore la saison pour les moustiques, répondis-je avec un large sourire. Mais l’hiver a été très doux jusqu’à présent, et il y a toujours beaucoup de vie dans le bayou, dans l’eau comme dans l’air. Il y a des sprays anti moustiques dans la boîte bleue sous le banc du milieu.
J’avais pris soin de passer du répulsif sur mes bras et mes jambes, malgré les manches longues et le pantalon cargo que j’avais enfilés. Il faisait encore frais en cette fin janvier, surtout sous le couvert des grands cyprès. Mais ma peau de rousse semblait attirer les moustiques en toute saison.
La barque remontait le courant paisible du bayou, entre deux pans de forêt d’apparence impénétrable. L’odeur du produit anti moustique — citronnelle et insecticide — se mêlait aux senteurs riches et humides des mousses et des cyprès.
– Dans le bayou, les arbres ont les pieds dans l’eau, expliquai-je. Ils fournissent un abri à des centaines d’espèces d’oiseaux, mais aussi à de nombreux poissons…
– Et des « gators » ! reprit Magnum. Est-ce qu’on va en voir ?
Je hochai la tête. C’est toujours la même chose avec les touristes : vous pouvez leur faire entendre le chant des grenouilles et des criquets, leur montrer les espèces les plus rares d’échassiers et les mousses espagnoles qui pendent aux branches des cyprès anciens comme des draperies dans une cathédrale… tout ce qui intéresse les visiteurs ce sont les alligators. Depuis le temps, j’avais compris comment les satisfaire.
– Oui, nous allons voir des alligators, et de près. Je vous demande quelques minutes de patience. Profitez-en pour admirer la forêt que nous traversons ce moment, et la richesse de son écosystème…
Je continuai à débiter mon discours bien rodé tout en dirigeant la barque vers un bras particulier du bayou. L’atmosphère était calme, les grenouilles et les insectes chantaient, et des myriades d’oiseaux poussaient des cris perçants. Le ciel bleu se reflétait dans l’eau sombre, et les tâches de lentilles d’eau qui flottaient ici et là ressemblaient à des nuages vert vif.
Parvenue en vue d’un cyprès particulièrement imposant, je coupai le moteur et laissai l’embarcation filer sur sa lancée. J’attrapai la longue perche qui gisait au fond du bateau, me plaçai près du bord et guidai doucement la barque jusque sous les branches.
– Je vais vous demander de rester bien assis, et de ne pas faire de mouvements brusques…
En plus des touristes, ma barque contenait un élément crucial de mon travail : une glacière remplie de carcasses de poulets crus, fournie par les cuisines du casino. Je saisis la première par les pattes et la lançai à plusieurs mètres de la barque.
Dès que la carcasse creva la surface placide de l’eau, notre petit coin de rivière s’anima. Trois sillages convergèrent vers le point d’impact, comme si trois bateaux invisibles se précipitaient vers une collision inévitable. Un tourbillon et quelques éclaboussures trahirent la lutte qui se déroulait sous la surface. La seconde carcasse n’eut pas le temps d’atteindre l’eau : un alligator sortit la tête de la rivière, mâchoire grande ouverte, et attrapa l’appât au vol.
Derrière moi, les touristes poussèrent des exclamations.
Deux alligators sortirent la tête de l’eau pour se disputer le troisième poulet. Les clics des appareils photo recouvraient presque les grognements des prédateurs.
Je venais de lancer la dernière carcasse du jour quand un cri me fit sursauter. Je me retournai. Miss Marple avait porté les mains à sa bouche et les deux autres passagers la regardaient d’un air alarmé. Je me faufilai près de la dame.
– Quelque chose ne va pas ?
Pour toute réponse elle pointa un doigt tremblant vers l’espace entre le bord de la barque et le tronc du cyprès. Je fronçai les sourcils. Au lieu de la surface plane de la rivière, couverte de lentilles d’eau vert tendre, des remous agitaient les eaux noires alors qu’un groupe de serpents d’eau se tortillait frénétiquement entre deux racines.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria la vieille dame d’un air dégoûté.
– Juste un nid de serpents. Il y en a tellement ici que le bayou leur doit son nom… Mais ne vous inquiétez pas, vous ne risquez rien dans la barque : ils n’ont pas de ticket pour monter à bord.
Quelques rires accueillirent ma remarque.
Je retournai ramasser ma glacière de l’autre côté de la barque, vidai dans la rivière le fond de jus répugnant qui suintait toujours des poulets crus, et replaçai le récipient sous un banc. Le soleil approchait de l’horizon. Je frissonnai — la température baissait vite une fois le soleil hors de vue — et plantai la perche entre deux racines du cyprès. Une bonne poussée suffit à renvoyer la barque vers le milieu du bras de rivière.
Nous remontions paisiblement le courant alors que la forêt se préparait à saluer la fin du jour. Les crépuscules d’hiver n’avaient pas la flamboyance des couchers de soleil estivaux, mais j’aimais leur retenue, leur pudeur.
Je coupai à nouveau le moteur et nous laissai dériver. À cet endroit un bouquet d’arbres, des tupelo particulièrement imposants, faisait toujours la joie des photographes. Le soleil toucha la cime des arbres et mes touristes dégainèrent leurs appareils.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda soudain Miss Marple. Ce « trou » dans la forêt ?
– C’est le tracé du pipeline 66, expliquai-je. Il traverse presque tout l’état d’ouest en est, jusqu’à La Nouvelle-Orléans. La compagnie qui l’exploite coupe tous les arbres à dix mètres autour du tuyau, de peur que les racines ne l’endommagent.
– Comme il serait terrible que du pétrole vienne souiller ce magnifique endroit, acquiesça Miss Marple.
– C’est du gaz naturel, précisai-je. On en voit parfois des bulles qui remontent dans les flaques au-dessus du tuyau.
John Wayne émergea de derrière son appareil photo :
– Une étincelle mal placée et cet endroit part en flammes. Sans parler du gâchis d’énergie. Ces gens ne savent pas gérer une entreprise…
Il se lança dans une longue tirade sur les bonnes pratiques à appliquer à l’industrie des hydrocarbures. Miss Marple hochait la tête à intervalle régulier, mais son regard avait dérivé vers la forêt et les derniers rayons du jour.
Le soleil s’était retiré, et nous allions faire de même. Je remis le moteur en route, et l’univers trébucha.
C’est une étrange chose à dire, que l’univers peut trébucher, mais il est encore plus étrange de le vivre. Comme si le monde autour de moi avait raté une marche.
Je me tournai aussitôt vers le pipeline et la station de compression qui se trouvait à moins de deux kilomètres du bayou. Aucune trace d’explosion, pas de flammes à l’horizon. D’ailleurs l’obscurité était totale. Plus de crépuscule à l’ouest, aucune étoile au-dessus de nos têtes, et même les lumières de Lake Louis, à quelques kilomètres au sud, avaient disparu. Les bruits — oiseaux, grenouilles, notre moteur — s’étaient tus. Mon cœur battait trop fort dans ma poitrine.
Une fois.
Deux fois.
Trois fois.
Les lumières revinrent et mes oreilles se débouchèrent. Un tintamarre de questions m’assaillit. Mes passagers avaient fait la même expérience que moi.
Il me fallut quelques instants pour reprendre pied et maîtriser ma peur. La lumière du couchant était revenue. J’étais au cœur de mon bayou bien aimé, celui où j’avais grandi. Rien ne me menaçait. Mais…
– J’ignore ce qui vient de se passer, avouai-je. Nous en apprendrons peut-être plus une fois rentrés au casino.
Personne n’en savait plus.
Le lendemain la presse locale rapporta des témoignages de personnes qui avaient ressenti l’étrange phénomène dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville, mais aucune explication. Les médias nationaux mentionnèrent à peine l’épisode, comme un racontar de péquenaud alcoolique. Les jours suivants, Internet s’empara de l’épisode, et à la fin de la semaine les théories les plus loufoques constellaient la Toile. Débarquement extra-terrestre ou explosion d’une plateforme en mer « couverte » par un lobby pétrolier tout-puissant ? Chacun pouvait choisir son camp.