La loi fiscale du Nevada était plus complexe que certains grimoires du Moyen Âge, et rédigée dans un langage plus obscur que l’anglais du 5e siècle.
J’avais ouvert le Club 66 depuis quelques mois à peine, et cette première déclaration de revenus me donnait la migraine. J’aurais dû engager un comptable. Mais comment lui expliquer la petite fortune payée à la Guilde des Sorciers avant même le début des travaux d’aménagement du club ? Quel genre d’établissement a besoin de sept couches de protection magique sur la moindre surface, fondations comprises ? Un night-club destiné à recevoir les créatures surnaturelles, et dont la propriétaire n’avait aucune intention de se trouver entraînée dans les conflits locaux. Les vampires et les métamorphes à couteaux tirés ? Ils avaient intérêt à laisser les couteaux à l’entrée. Les sorciers en froid avec les goules ? Pas mon problème : les sceaux apposés à toutes les entrées forçaient les clients à laisser leurs pouvoirs sur le seuil, ou à souffrir de désagréables conséquences s’ils tentaient d’en faire usage chez moi.
Et pour les menaces qui ne relevaient pas du surnaturel, j’avais Nate, mon videur. Lui, au moins, je pouvais facilement justifier son salaire. Culminant à plus de deux mètres, Nate était bâti comme un ours. D’ailleurs il se transformait en plantigrade plusieurs nuits par mois pour aller courir dans le désert. La prochaine fois qu’un poivrot vous jurera avoir croisé un grizzly près de Vegas, ne vous payez pas sa tête : le pauvre type l’a échappé belle.
Deux coups secs frappés à la porte de mon bureau me tirèrent de mes réflexions, et Nate fit son apparition. Avec ses longs cheveux blonds attachés sur la nuque et sa chemise impeccablement repassée, il avait l’air d’un Viking déguisé pour aller à la messe. Si je n’avais pas été sa boss, j’aurais pu craquer pour son numéro de gros bras tiré à quatre épingles. Si je n’avais pas été sa boss et que je n’avais pas appris ma leçon concernant les hommes. Croyez-moi, Nate pouvait rouler des mécaniques et battre de ses longs cils autant qu’il le voulait, je n’étais pas prête à lui tomber dans les bras. Mais pour l’instant il ne battait pas des cils. Son front était plissé, son expression était presque aussi sombre que son costume noir, et son regard brun trahissait son inquiétude :
– Erica, je suis désolé de te déranger. C’est à propos d’Agathe.
Nate était pire qu’une maman poule : il s’en faisait toujours pour quelqu’un.
– Qu’est-ce qu’il lui arrive cette fois ? Ne me dis pas qu’elle est retournée chez son imbécile de petit copain. Comment il s’appelle ? Eduardo ?
– Ernesto. Il dit qu’il ne l’a pas vue depuis des semaines. Elle aurait dû arriver ici il y a deux heures pour réceptionner la livraison de liqueurs. Impossible de la joindre. Je suis passé chez elle, mais il n’y a personne. Je me suis chargé du livreur et j’ai préparé le bar, mais ça ne ressemble pas à Agathe de nous planter comme ça.
Je consultai l’horloge murale. Le club ouvrait dans trente minutes, et sans barmaid, nous ne pouvions tout simplement pas recevoir de clientèle. Agathe le savait aussi bien que moi. Depuis que je l’avais embauchée, la jeune dryade ne m’avait jamais laissée tomber. Même quand son salaud de petit copain la tabassait, elle venait bosser avec ses hématomes.
Je me levai en grondant :
– Si ce fils de goule a touché à un seul de ses cheveux…
Nate secoua la tête :
– Je suis passé le voir à son boulot. Il dit qu’il n’y est pour rien, et je le crois. Après la raclée que je lui ai mise la dernière fois, il a trop la trouille pour approcher Agathe.
– Nate, tu as une gueule de catcheur et un cœur de midinette. Les sales types dans son genre se croient plus malins que le reste des humains. Combien tu paries qu’il a supplié Agathe de lui redonner sa chance ?
– Je ne parie plus, tu le sais.
– Et tu fais bien, parce que tu perdrais à coup sûr. Je vais parler à cet Ernesto. Toi, vois si Barbie peut venir bosser ce soir, et mets-la au bar.
– C’est déjà fait. Elle gueule qu’elle n’a pas la place de se retourner derrière le comptoir à cause de ses ailes.
– Évidemment qu’elle gueule. Tu attendais quoi de la part d’une harpie ? Elle n’essaie pas d’arrêter de fumer cette semaine, au moins ? Tu sais comment elle est quand elle n’a pas sa dose de tabac.
Nate plongea la main dans la poche de sa veste, et produisit une petite boîte en carton : des patchs de nicotine.
– J’ai la situation en main. Est-ce que tu veux que je t’accompagne voir Ernesto ? Je sais que tu n’aimes pas sortir seule.
Je le fusillai du regard :
– C’est bon, je ne suis pas une dryade, je sais me défendre.
Voilà une raison supplémentaire pour ne pas céder au charme de Nate : ce type persistait à me traiter comme une poupée de porcelaine, ce qui me donnait invariablement envie de lui taper dessus. Et la violence n’a pas sa place dans une relation, qu’elle soit sentimentale ou professionnelle. C’était d’ailleurs ce que j’allais de ce pas expliquer à cette raclure d’Ernesto. À coup de pelle dans les dents, si nécessaire.
Nate leva les mains en signe d’apaisement et recula pour me laisser franchir le seuil du bureau.
Je fermai la porte à double tour avant de traverser la réserve, les salons particuliers et l’arrière-salle. Sièges de velours violet, tentures savamment disposées, lumières tamisées : tout était en ordre pour recevoir nos habitués.
Le Club 66 n’était pas de ces boîtes de nuit où la musique vous assomme à grands coups de décibels. Nous ne recevions aucun DJ. Les touristes ne venaient pas faire la fête chez moi. Non, j’avais créé ce club comme un havre de paix pour créatures surnaturelles. Une oasis de calme au milieu de la ville la plus festive d’Amérique du Nord. Parce que j’étais venue me perdre dans la foule et la fureur de Vegas, mais que j’avais besoin de mon petit coin de calme.
Un fracas de verre brisé m’accueillit dans la salle principale, suivi d’une bordée de jurons.
Derrière le comptoir, Barbie leva les bras au ciel et se tourna vers moi. Ses grandes ailes rouges (elle se teignait les plumes) frôlèrent dangereusement les étagères de verre alignées derrière le bar. Une partie des bouteilles exposées là avaient déjà succombé à la présence de la harpie.
– Je suis désolée, patronne. C’est trop étroit ici. C’est fait pour une dryade, pas pour moi et mes grosses ailes. Et si on mettait Gertrude au bar ?
– La trolle qui ne connaît pas la différence entre un whiskey et un bourbon ? Tu veux couler le club ?
Gertrude était la dernière arrivée dans l’équipe. Une gentille fille décidée à bien faire, mais pas la plus maline de la classe.
Barbie poussa un soupir à fendre l’âme, et désigna le sol à ses pieds. Je m’approchai pour me pencher par-dessus le comptoir. Une demi-douzaine de bouteilles rares gisaient en morceaux sur le tapis antidérapant.
– Rangez les bouteilles dans la réserve, dis-je, et démontez les étagères. Gardez juste les alcools les plus vendus, ceux qui sont dans les placards. Pour ce soir, les clients devront se passer des cocktails exotiques. On remettra tout en place quand Agathe sera de retour.
– Pétez une dent à Ernesto de ma part, vous voulez bien ? fit Barbie.
– Je croyais que tu avais fait vœu de non-violence, intervint Nate.
– Moi, oui, répondit Barbie. Mais pas la patronne tout de même ?
J’assurai la harpie de ma motivation à péter plusieurs des dents d’Ernesto, donnai quelques consignes supplémentaires à Nate, et quittai le Club 66.